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Ionuţ Caragea - Hymne à l’ombre

Traduction par Petruța SPÂNU


je suis une étincelle accrochée entre deux ombres
l’ombre de celui que je suis et l’ombre
de celui que je fus autrefois

mon aventure a commencé
une nuit chaude où brûlants
étaient mes désirs et mes larmes froides

je rêvais alors que le Soleil
délierait l’ombre de mes pieds
et que j’errerait dans les étoiles…

mais je savais que mon ombre
ce chien à la langue coupée
ce profanateur de ma tombe vivante
ce détective de la mort engagé
à la poursuite de mon âme journalière
ce fantôme de la mort éternelle
qui me poursuivait à chaque pas
avait besoin de pas pour respirer
un battement de coeur

c’est ainsi que je suis resté dans le cocon
de mes rêves infinis
j’étais comme un ange
qui naissait captif
comme une lumière dans le couloir des ombres

oui, oui, je ne me suis jamais imaginé
les ombres comme étant
des anges gardiens dirigeant nos pas
vers le monde où nous sommes nés morts
et où nous retournons chercher le bonheur

je n’étais que le clone de mon ombre
nous nous embrassions dans des jeux de mots simples
nous nous cachions dans des jeux de lumière
et d’images successives
en regardant comment sur ma rétine
faisait son nid l’ombre d’un oiseau de proie

j’avais beau demander à mon ombre
pourquoi elle continuait à me tenir compagnie
pourquoi elle ne partait pas, tendre l’oreille
à ce que l’on disait sur
ma rédemption
en fait elle m’ignorait

et je ne pouvais que regarder
d’autres ombres exténuées
imprimées trop profondément dans la lumière
tandis que me passait par l’esprit un enfant
élevé à la périphérie de la mémoire

c’est ainsi que je suis devenu l’esclave du même livre
et l’ombre d’un homme taillé en Hercule
élevé aux cieux

mais dans les hauteurs de mon ciel
il n’y avait que des oiseaux de proie
et je restais la tête baissée
et je ne regardais que leurs ombres
qui tournoyaient autour de moi
comme dans une ronde
de la mort

les années passaient, j’habitais
dans la mémoire de mes pas
dans la mémoire de chaque empreinte
dans la mémoire de l’ombre
qui m’attendait sagement
allongée dans l’inassouvie bouche de terre non labourée

j’avais beau l’emprisonner
dans un contour épidermique
la passion de l’imperfection se transformait
en une larme que je versais sur le monde

je me demandais naguère
si je pourrais préparer de terre, de haleine et de larmes
d’obscurité et de lumière, de bonheur et de passions
un corps et une ombre ?
j’aurais appelé homme le vivant et je l’aurais laissé jouer
et parler avec son inerte moitié

et je continuais à me demander
si je pourrais construire deux mondes différents
qui s’attirent et s’évitent
sans jamais souhaiter se connaître
un monde de gens et un monde d’ombres
vivant et mourant en même temps

tout en me demandant encore et encore
j’ai rencontré Jésus
il venait de loin, de très loin
d’une direction opposée
nous avons fait tout de suite un pique-nique au milieu du chemin

je lui ai présenté ma “fidèle” ombre
il m’a présenté ses anges invisibles
ensuite il a sorti sa besace de pain bénit
et moi j’ai sorti mon coeur de la poitrine
et je le regardais dans ses paumes
battre battre…

que vous dire encore de moi ?
à présent rien de nouveau sous le soleil
seule une ombre les lacets dénoués
les mains dans les poches
et la casquette bien tirée sur la tête
une ombre sans voix, sans nom
une ombre égarée dans le monde
cherchant un homme les lacets dénoués
les mains dans les poches
et la casquette bien tirée sur la tête
un homme qui avait passé un jour plus tôt
au carrefour des rêves
un homme qui avait versé une larme
au calvaire des ombres

un homme qui peut maintenant sentir tous les mots
abandonnés
foulés au pied, engloutis par les ombres
cachés du qu’en dira-t-on
cachés des besoins impératifs
d’un amour aux dents pointues

un homme qui écoute le bruissement de l’herbe
le berceau en bois
la plainte amincie
par la fermeture de la paupière
l’ombre s’approchant lentement
comme une guillotine
ayant des ailes

oui, oui, quelque désertes que soient les vies
comme des rues où seule la poussière circule
nous nous donnons rendez-vous avec les ombres
et nous allons ensemble à la rencontre des désastres

nous allons en rang, hommes et ombres
nous souhaitons chacun d’être quelque chose d’autre
et les uns et les autres
nous sommes finalement anges et oiseaux noirs
dans le palais de la bouche d’un mort célèbre

oui, oui, c’est ainsi qu’est né le poète
au vu du monde indifférent
lorsque tout était répétitif et seules les douleurs
descendaient jusqu’aux racines de l’ombre

lorsque mon âme, serpent d’air
se glissait parmi d’autres ombres effrayées
parmi d’autres ombres dénaturant l’immensité

tandis que la mort se promenait gracieuse
comme un cygne noir
créant une atmosphère pesante
comme si l’on mettait un impôt sur mon âme
et si les respirations étaient de plus en plus
difficiles à payer

et maintenant la faim me presse à mordre du présent
ce sandwich à la solitude entre deux tranches de temps
que je dois fraternellement
partager toujours avec l’ombre

"Une étincelle dans le couloir des ombres", Ed. Stellamaris, 2019

Sursa: Ionuţ Caragea, 2021